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sa femme ne le trompe pas et le frustre ainsi des moyens de relever sa maison ruinée. Celui-ci est excédé par
ses enfants ; celui-là se désespère de n'en pas avoir. J'ai rencontré des bourgeois qui ne rêvent que d'habiter la
campagne et des campagnards qui ne pensent qu'à s'établir à la ville. J'ai reçu la confidence de deux hommes
d'honneur, l'un, inconsolable d'avoir tué en duel l'homme qui lui avait pris sa maîtresse ; l'autre, désespéré
d'avoir manqué son rival.
Je n'aurais jamais cru, soupira Quatrefeuilles, qu'il fût si difficile de rencontrer un homme heureux.
Peut-être aussi que nous nous y prenons mal, objecta Saint-Sylvain: nous cherchons au hasard, sans
méthode, nous ne savons pas au juste ce que nous cherchons. Nous n'avons pas défini le bonheur. Il faut le
définir.
Ce serait du temps perdu, répondit Quatre feuilles.
Je vous demande pardon, répliqua Saint Sylvain. Quand nous l'aurons défini, c'est-à- dire limité,
déterminé, fixé en son lieu et en son temps, nous aurons plus de moyens de le trouver.
Je ne crois pas, dit Quatrefeuilles.
Toutefois ils convinrent de consulter à ce sujet l'homme le plus savant du royaume, M. Chaudesaigues,
directeur de la Bibliothèque du roi.
Le soleil était levé quand ils rentrèrent au palais. Christophe V avait passé une mauvaise nuit et réclamait
impatiemment la chemise médicinale. Ils s'excusèrent du retard et grimpèrent au troisième étage, où M.
Chaudesaigues les reçut dans une vaste salle qui contenait huit cent mille volumes imprimés et manuscrits.
CHAPITRE V. LA BIBLIOTHÈQUE ROYALE
Après les avoir fait asseoir, le bibliothécaire montra d'un geste aux visiteurs la multitude de livres rangés sur
les quatre murs, depuis le plancher jusqu'à la corniche:
Vous n'entendez pas? vous n'entendez pas le vacarme qu'ils font? J'en ai les oreilles rompues. Ils parlent
tous à la fois et dans toutes les langues. Ils disputent de tout: Dieu, la nature, l'homme, le temps, le nombre et
l'espace, le connaissable et l'inconnaissable, le bien, le mal ; ils examinent tout, contestent tout, affirment tout,
nient tout. Ils raisonnent et déraisonnent. Il y en a de légers et de graves, de gais et de tristes, d'abondants et
de concis ; plusieurs parlent pour ne rien dire, comptent les syllabes et assemblent les sons selon des lois dont
ils ignorent eux mêmes l'origine et l'esprit: ce sont les plus contents d'eux. Il y en a d'une espèce austère et
morne qui ne spéculent que sur des objets dépouillés de toute qualité sensible et mis soigneusement à l'abri
des contingences naturelles ; ils se débattent dans le vide et s'agitent dans les invisibles catégories du néant, et
ceux-là sont d'acharnés disputeurs qui mettent à soutenir leurs entités et leurs symboles une fureur
sanguinaire. Je ne m'arrête pas à ceux qui font des histoires sur leur temps ou les temps antérieurs, car per
sonne ne les croit. En tout, ils sont huit cent mille dans cette salle et il n'y en a pas deux qui pensent tout à fait
de même sur aucun sujet, et ceux qui se répètent les uns les autres ne s'entendent pas entre eux. Ils ne savent,
le plus souvent, ni ce qu'ils disent ni ce que les autres ont dit.
» Messieurs, d'ouïr ce tapage universel, je deviendrai fou comme le devinrent tous ceux qui vécurent avant
moi dans cette salle aux voix sans nombre, à moins d'y entrer naturellement idiot, comme mon vénéré
collègue, monsieur Froidefond, que vous voyez assis en face de moi cataloguant avec une paisible ardeur. Il
CHAPITRE V. LA BIBLIOTHÈQUE ROYALE 45
Les sept femmes de la Barbe-Bleue et autres contes merveilleux
est né simple et simple il est resté. Il était tout uni et n'est point devenu divers. Car l'unité ne saurait produire
la diversité, et c'est là, je vous le rappelle en passant, messieurs, la première difficulté que nous rencontrons
en recherchant l'origine des choses: la cause n en pouvant être unique, il faut qu'elle soit double, triple,
multiple, ce qu'on admet difficilement. Monsieur Froidefond a l'esprit simple et l'âme pure. Il vit
catalogalement. De tous les volumes qui garnissent ces murailles il connaît le titre et le format, possédant
ainsi la seule science exacte qu'on puisse acquérir dans une bibliothèque, et, pour n'avoir jamais pénétré au
dedans d'un livre, il s'est gardé de la molle incertitude, de l'erreur aux cent bouches, du doute affreux, de
l'inquiétude horrible, monstres qu'enfante la lecture dans un cerveau fécond. Il est tranquille et pacifique, il
est heureux.
Il est heureux ! s'écrièrent ensemble les deux chercheurs de chemise.
Il est heureux, reprit M. Chaudesaigues, mais il ne le sait pas. Et peut-être n'est- on heureux qu'à cette
condition.
Hélas ! dit Saint-Sylvain, ce n'est pas vivre que d'ignorer qu'on vit ; ce n'est pas être heureux que d'ignorer
qu'on l'est.
Mais Quatrefeuilles, qui se défiait du raisonnement et n'en croyait, en toutes choses, que l'expérience,
s'approcha de la table où Froidefond, dans un amas de bouquins recouverts de veau, de basane, de maroquin,
de vélin, de parchemin, de peau de truie, d'ais de bois, sentant la poussière, le moisi, le rat et la souris,
cataloguait.
Monsieur le bibliothécaire, lui dit-il, obligez-moi de me répondre. Êtes-vous heureux?
Je ne connais pas d'ouvrage sous ce titre, répondit le vieux catalogal.
Quatrefeuilles, levant les bras en signe de découragement, vint reprendre sa place.
Réfléchissez, messieurs, dit Chaudesaigues, que l'antique Cybèle, portant monsieur Froidefond sur son sein
fleuri lui fait décrire un orbe immense autour du soleil et que le soleil entraîne monsieur Froidefond, avec la
terre et tout son cortège d'astres, à travers les abîmes de l'espace, vers la constellation d'Hercule. Pourquoi?
Des huit cent mille volumes assemblés autour de nous aucun ne peut nous l'apprendre. Nous ignorons cela et
le reste. Messieurs, nous ne savons rien. Les causes de notre ignorance sont nombreuses, mais je suis
persuadé que la principale est dans l'imperfection du langage. Le vague des mots produit le trouble de nos
idées. Si nous prenions plus de soin de définir les termes au moyen desquels nous raisonnons, nos idées
seraient plus nettes et plus sûres.
Qu'est-ce que je vous disais, Quatrefeuilles? s'écria Saint-Sylvain triomphant.
Et, se tournant vers le bibliothécaire:
Monsieur Chaudesaigues, ce que vous dites là me comble de joie. Et je vois que, en venant vers vous, nous
nous sommes bien adressés. Nous venons vous demander la définition du bonheur. C'est pour le service de Sa
Majesté.
Je vous répondrai de mon mieux. La définition d'un mot doit être étymologique et radicale. Qu'entend-on
par « bonheur? me demandez vous. Le « bonheur ou « heur bon », c'est le bon augure, c'est le favorable
présage tiré du vol et du chant des oiseaux, à l'opposé du « malheur » ou « mauvais heur » qui signifie un
essai infortuné des volailles, le mot l'indique.
CHAPITRE V. LA BIBLIOTHÈQUE ROYALE 46
Les sept femmes de la Barbe-Bleue et autres contes merveilleux
Mais, demanda Quatrefeuilles, comment découvrir qu'un homme est heureux?
A l'inspection des poulets ! répondit le bibliothécaire. Le terme l'implique. « Heur vient d'augurium, qui est
pour avigurium.
L'inspection des poulets sacrés ne se fait plus depuis les Romains, objecta le premier écuyer.
Mais, demanda Saint-Sylvain, un homme heureux, n'est-ce pas un homme à qui la chance est favorable et
n'existe-t-il pas certains signes extérieurs et visibles de la bonne chance?
La chance, répondit Chaudesaigues, c'est ce qui tombe bien ou mal, c'est le coup de dés. Si je vous ai bien
compris, messieurs, vous cher chez un homme heureux, un homme chanceux, c'est-à-dire un homme pour [ Pobierz caÅ‚ość w formacie PDF ]
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sa femme ne le trompe pas et le frustre ainsi des moyens de relever sa maison ruinée. Celui-ci est excédé par
ses enfants ; celui-là se désespère de n'en pas avoir. J'ai rencontré des bourgeois qui ne rêvent que d'habiter la
campagne et des campagnards qui ne pensent qu'à s'établir à la ville. J'ai reçu la confidence de deux hommes
d'honneur, l'un, inconsolable d'avoir tué en duel l'homme qui lui avait pris sa maîtresse ; l'autre, désespéré
d'avoir manqué son rival.
Je n'aurais jamais cru, soupira Quatrefeuilles, qu'il fût si difficile de rencontrer un homme heureux.
Peut-être aussi que nous nous y prenons mal, objecta Saint-Sylvain: nous cherchons au hasard, sans
méthode, nous ne savons pas au juste ce que nous cherchons. Nous n'avons pas défini le bonheur. Il faut le
définir.
Ce serait du temps perdu, répondit Quatre feuilles.
Je vous demande pardon, répliqua Saint Sylvain. Quand nous l'aurons défini, c'est-à- dire limité,
déterminé, fixé en son lieu et en son temps, nous aurons plus de moyens de le trouver.
Je ne crois pas, dit Quatrefeuilles.
Toutefois ils convinrent de consulter à ce sujet l'homme le plus savant du royaume, M. Chaudesaigues,
directeur de la Bibliothèque du roi.
Le soleil était levé quand ils rentrèrent au palais. Christophe V avait passé une mauvaise nuit et réclamait
impatiemment la chemise médicinale. Ils s'excusèrent du retard et grimpèrent au troisième étage, où M.
Chaudesaigues les reçut dans une vaste salle qui contenait huit cent mille volumes imprimés et manuscrits.
CHAPITRE V. LA BIBLIOTHÈQUE ROYALE
Après les avoir fait asseoir, le bibliothécaire montra d'un geste aux visiteurs la multitude de livres rangés sur
les quatre murs, depuis le plancher jusqu'à la corniche:
Vous n'entendez pas? vous n'entendez pas le vacarme qu'ils font? J'en ai les oreilles rompues. Ils parlent
tous à la fois et dans toutes les langues. Ils disputent de tout: Dieu, la nature, l'homme, le temps, le nombre et
l'espace, le connaissable et l'inconnaissable, le bien, le mal ; ils examinent tout, contestent tout, affirment tout,
nient tout. Ils raisonnent et déraisonnent. Il y en a de légers et de graves, de gais et de tristes, d'abondants et
de concis ; plusieurs parlent pour ne rien dire, comptent les syllabes et assemblent les sons selon des lois dont
ils ignorent eux mêmes l'origine et l'esprit: ce sont les plus contents d'eux. Il y en a d'une espèce austère et
morne qui ne spéculent que sur des objets dépouillés de toute qualité sensible et mis soigneusement à l'abri
des contingences naturelles ; ils se débattent dans le vide et s'agitent dans les invisibles catégories du néant, et
ceux-là sont d'acharnés disputeurs qui mettent à soutenir leurs entités et leurs symboles une fureur
sanguinaire. Je ne m'arrête pas à ceux qui font des histoires sur leur temps ou les temps antérieurs, car per
sonne ne les croit. En tout, ils sont huit cent mille dans cette salle et il n'y en a pas deux qui pensent tout à fait
de même sur aucun sujet, et ceux qui se répètent les uns les autres ne s'entendent pas entre eux. Ils ne savent,
le plus souvent, ni ce qu'ils disent ni ce que les autres ont dit.
» Messieurs, d'ouïr ce tapage universel, je deviendrai fou comme le devinrent tous ceux qui vécurent avant
moi dans cette salle aux voix sans nombre, à moins d'y entrer naturellement idiot, comme mon vénéré
collègue, monsieur Froidefond, que vous voyez assis en face de moi cataloguant avec une paisible ardeur. Il
CHAPITRE V. LA BIBLIOTHÈQUE ROYALE 45
Les sept femmes de la Barbe-Bleue et autres contes merveilleux
est né simple et simple il est resté. Il était tout uni et n'est point devenu divers. Car l'unité ne saurait produire
la diversité, et c'est là, je vous le rappelle en passant, messieurs, la première difficulté que nous rencontrons
en recherchant l'origine des choses: la cause n en pouvant être unique, il faut qu'elle soit double, triple,
multiple, ce qu'on admet difficilement. Monsieur Froidefond a l'esprit simple et l'âme pure. Il vit
catalogalement. De tous les volumes qui garnissent ces murailles il connaît le titre et le format, possédant
ainsi la seule science exacte qu'on puisse acquérir dans une bibliothèque, et, pour n'avoir jamais pénétré au
dedans d'un livre, il s'est gardé de la molle incertitude, de l'erreur aux cent bouches, du doute affreux, de
l'inquiétude horrible, monstres qu'enfante la lecture dans un cerveau fécond. Il est tranquille et pacifique, il
est heureux.
Il est heureux ! s'écrièrent ensemble les deux chercheurs de chemise.
Il est heureux, reprit M. Chaudesaigues, mais il ne le sait pas. Et peut-être n'est- on heureux qu'à cette
condition.
Hélas ! dit Saint-Sylvain, ce n'est pas vivre que d'ignorer qu'on vit ; ce n'est pas être heureux que d'ignorer
qu'on l'est.
Mais Quatrefeuilles, qui se défiait du raisonnement et n'en croyait, en toutes choses, que l'expérience,
s'approcha de la table où Froidefond, dans un amas de bouquins recouverts de veau, de basane, de maroquin,
de vélin, de parchemin, de peau de truie, d'ais de bois, sentant la poussière, le moisi, le rat et la souris,
cataloguait.
Monsieur le bibliothécaire, lui dit-il, obligez-moi de me répondre. Êtes-vous heureux?
Je ne connais pas d'ouvrage sous ce titre, répondit le vieux catalogal.
Quatrefeuilles, levant les bras en signe de découragement, vint reprendre sa place.
Réfléchissez, messieurs, dit Chaudesaigues, que l'antique Cybèle, portant monsieur Froidefond sur son sein
fleuri lui fait décrire un orbe immense autour du soleil et que le soleil entraîne monsieur Froidefond, avec la
terre et tout son cortège d'astres, à travers les abîmes de l'espace, vers la constellation d'Hercule. Pourquoi?
Des huit cent mille volumes assemblés autour de nous aucun ne peut nous l'apprendre. Nous ignorons cela et
le reste. Messieurs, nous ne savons rien. Les causes de notre ignorance sont nombreuses, mais je suis
persuadé que la principale est dans l'imperfection du langage. Le vague des mots produit le trouble de nos
idées. Si nous prenions plus de soin de définir les termes au moyen desquels nous raisonnons, nos idées
seraient plus nettes et plus sûres.
Qu'est-ce que je vous disais, Quatrefeuilles? s'écria Saint-Sylvain triomphant.
Et, se tournant vers le bibliothécaire:
Monsieur Chaudesaigues, ce que vous dites là me comble de joie. Et je vois que, en venant vers vous, nous
nous sommes bien adressés. Nous venons vous demander la définition du bonheur. C'est pour le service de Sa
Majesté.
Je vous répondrai de mon mieux. La définition d'un mot doit être étymologique et radicale. Qu'entend-on
par « bonheur? me demandez vous. Le « bonheur ou « heur bon », c'est le bon augure, c'est le favorable
présage tiré du vol et du chant des oiseaux, à l'opposé du « malheur » ou « mauvais heur » qui signifie un
essai infortuné des volailles, le mot l'indique.
CHAPITRE V. LA BIBLIOTHÈQUE ROYALE 46
Les sept femmes de la Barbe-Bleue et autres contes merveilleux
Mais, demanda Quatrefeuilles, comment découvrir qu'un homme est heureux?
A l'inspection des poulets ! répondit le bibliothécaire. Le terme l'implique. « Heur vient d'augurium, qui est
pour avigurium.
L'inspection des poulets sacrés ne se fait plus depuis les Romains, objecta le premier écuyer.
Mais, demanda Saint-Sylvain, un homme heureux, n'est-ce pas un homme à qui la chance est favorable et
n'existe-t-il pas certains signes extérieurs et visibles de la bonne chance?
La chance, répondit Chaudesaigues, c'est ce qui tombe bien ou mal, c'est le coup de dés. Si je vous ai bien
compris, messieurs, vous cher chez un homme heureux, un homme chanceux, c'est-à-dire un homme pour [ Pobierz caÅ‚ość w formacie PDF ]